Les écoles de commerce n’ont jamais vraiment eu bonne presse vis-à-vis de leur diversité sociale. Dès 1989, le sociologue Pierre Bourdieu (dans son ouvrage La Noblesse D’État) souligne la forte reproduction sociale en œuvre dans les grandes écoles françaises et notamment à HEC. Il parle de « noblesse » : les étudiants déjà favorisés héritent d’un ensemble de privilèges symboliques, économiques et sociaux qui ne font que conforter leur position parmi les « élites ».
La thématique de l’ouverture sociale et de l’égalité des chances est devenue omniprésente dans les discours scientifiques, politiques et journalistiques. Les écoles de commerce ne sont pas restées en marge de ces préoccupations sociétales. Certaines ont mis en place des mesures visant à diversifier socialement leur population étudiante, avec toutefois le souci de maintenir un niveau d’excellence.
Peut-on encore parler d’établissements de « fils à papa » et d’écoles pour « élites » ou bien ces expressions relèvent-elles désormais du vieux cliché poussiéreux ?
Les boursiers en école de commerce : une réalité mitigée
L’un des indicateurs bien souvent mobilisé pour évaluer l’ouverture sociale des écoles est le taux de boursiers sur critères sociaux. Il demeure toutefois un outil à manier avec précaution puisque les situations sociales diffèrent fortement selon les échelons (de 0 bis jusqu’à 7). De même, ces taux sont fournis selon le bon vouloir des écoles. Si certaines sont très claires sur leur statistique, d’autres rendent la notion de « boursier » floue. On peine à savoir s’il s’agit uniquement de boursiers sur critères sociaux ou si on y inclut aussi les lauréats des bourses privées de l’école.
Il a tout de même l’avantage d’être un outil national, permettant de situer les étudiants en école de commerce parmi la foule d’étudiants français. Ainsi, plus de 37 % des étudiants (toutes formations confondues) sont boursiers. Ils sont 40 % à l’université, presque 29 % en classes préparatoires. Les écoles de commerce (dont les diplômes sont visés par l’État) sont dernières du classement, avec à peine 14 % d’étudiants boursiers.
Les étudiants boursiers en école de commerce sont en majorité aux échelons 0 bis et 1 . Ce sont les établissements supérieurs où il y a le moins de boursiers aux échelons maximaux (5, 6 et 7). Cela contribue à placer objectivement cette formation au dernier rang dans la « course à l’ouverture sociale ».
Pour autant, la situation est contrastée entre les grandes écoles. La diversité sociale diminue au fur et à mesure que l’on monte dans le classement et la sélectivité des grandes écoles. Tandis que l’ESSEC accueille 12 % de boursiers, ils sont 23% à Audencia, 33 % à l’EM Strasbourg et même 47 % à Brest BS.
Depuis les années 1980, un vent de mixité sociale souffle dans le paysage politique et éducatif français. Il s’agit d’une réinterprétation à la française des mouvements américains de discrimination positive (« affirmative action ») qui visaient à corriger les inégalités touchant les minorités ethniques outre-Atlantique.
L’ESSEC a particulièrement manifesté son « esprit pionnier » en matière d’égalité des chances. Dès 2002, elle a mis en place un programme d’égalité des chances (« Une grande école pourquoi pas moi ? ») sous forme de tutorat étudiant auprès de lycéens. L’IMT-BS, l’une des rares écoles de commerce publique, dispense quant à elle les étudiants boursiers de leurs frais de scolarité. Ces derniers représentent plus de la moitié des pensionnaires de l’école.
Les autres écoles de commerce françaises ont suivi le mouvement. Une première charte « pour l’égalité des chances d’accès aux formations d’excellence » est signée collectivement par la CGE (Conférence des Grandes Écoles) en 2005. De même, beaucoup d’écoles sont engagées dans des projets nationaux (l’Institut de l’engagement par exemple).
L’enjeu est de taille pour les écoles. Il s’agit de confirmer leur statut institutionnel de « Grande École » tout en renforçant leur légitimité et rôle dans la sphère des études supérieures. Il faut garder en tête que les dispositifs présentés ci-dessous restent minimes, pour ne pas dire marginaux, eu égard au fonctionnement général des écoles et à l’importance de l’enjeu. Celles-ci n’hésitent pas à instrumentaliser à outrance les quelques dispositifs développés dans le cadre de leur stratégie de communication.
Trois principaux types de mesures sont donc proposées dans les écoles de commerce, à la fois déployées en amont du recrutement puis pendant la scolarité.
Le tutorat : ouvrir les portes des grandes écoles dès le lycée
En 2008, le gouvernement a créé le label « les cordées de la réussite » pour promouvoir davantage l’égalité des chances et la réussite de jeunes lycéens pour l’entrée dans l’enseignement supérieur. Le programme de tutorat étudiant initié à l’ESSEC s’est généralisé. Quasiment toutes les grandes écoles de commerce sont partenaires du label.
Le recrutement : élargir les voies d’admission à des profils plus variés
Une autre manière de développer l’ouverture sociale des grandes écoles de commerce se situe au niveau des admissions. Même si les écoles ont longtemps recruté en majorité des étudiants de classes préparatoires économiques (ECE) et scientifiques (ECS), la voie technologique (ECT) constitue un vivier croissant de candidats pour les écoles.
Au-delà des admissions sur concours (ASC), les écoles ont largement développé les admissions sur titre (AST) encore appelées admissions parallèles. Il s’agit de recruter des étudiants venant de formations diverses (BTS, DUT, licence, master), aux profils sociaux plus variés et moins favorisés que les élèves des classes préparatoires.
Par ailleurs, les inscriptions aux épreuves (ASC ou AST) sont gratuites pour les étudiants boursiers. Certaines écoles proposent aussi des solutions d’hébergement à moindres frais pour ces étudiants lors du tour de France des oraux.
« L’argent ne doit pas être un frein » : proposer des solutions pour financer sa scolarité
La scolarité moyenne pour un programme Grande École dépasse les 13 000 euros par an. Malgré l’augmentation de plus de 70 % des frais de scolarité en seulement 10 ans, les écoles ne veulent pas que le coût soit une barrière infranchissable. Elles s’efforcent de présenter un panel de solutions financières pour rester ouvertes au plus de candidats possibles.
La plupart des écoles proposent une exonération partielle voire totale des frais de scolarité selon l’échelon de bourse CROUS de l’étudiant. Le taux d’exonération varie toutefois fortement d’une école à l’autre. Les fondations des écoles permettent aussi d’offrir un certain nombre d’aides financières aux élèves, sans forcément qu’ils soient boursiers sur critères sociaux.
Ainsi, un étudiant boursier échelon 7 bénéficie d’une exonération totale des frais de scolarité à HEC (il doit tout de même s’acquitter des frais administratifs, soit plus de 7000 euros pour les trois ans du programme Grande École). S’il étudie à Néoma, il bénéficie d’une exonération de 55% mais uniquement lors de la première année. Pour les boursiers aux échelons les plus bas, si l’exonération existe, elle relève plus du symbole (pour l’échelon 0 bis elle se situe entre 5 et 8% et souvent uniquement pour la première année, sauf à HEC où elle est de 20%). Une mention spéciale est attribuée à IMT-BS : son statut d’école publique lui permet d’afficher les frais de scolarité les moins chers de l’ensemble des programmes Grande École et les élèves boursiers ne paient pas les frais de scolarité, peu importe leur échelon.
Les écoles ont aussi développé un ensemble de partenariats avec des banques, afin de proposer à leurs étudiants des solutions de prêts aux conditions très avantageuses. Il existe une vraie « banalisation de l’endettement » dans les écoles de commerce.
Réaliser sa scolarité en apprentissage constitue une autre solution de plus en plus déployée dans les écoles. En plus d’offrir une expérience professionnelle à l’étudiant, l’entreprise finance la scolarité de son apprenti le temps du contrat d’apprentissage.
« J’ai été admis à HEC mais j’ai eu beaucoup de mal à m’intégrer » : le comblement inachevé des écarts sociaux
Si l’on s’intéresse aux étudiants aux origines sociales modestes ayant intégré une grande école, on se rend compte que la question des écarts sociaux persiste, même sur les bancs de l’école intégrée ! Cette difficile adaptation se vérifie en particulier dans le haut du classement des écoles : les plus sélectives sont aussi les plus homogènes socialement (5 prépas d’Île-de-France remplissent déjà 1/3 de la promo à HEC). L’entrée à l’école n’efface certainement pas les inégalités sociales et économiques.
Alors qu’ils ont réussi les admissions et intégré une école, les étudiants les moins favorisés n’ont pas forcément le même vécu que leurs camarades de promotion qui possèdent déjà les codes en vigueur. L’adaptation à ce nouvel environnement n’est pas une chose évidente.
Une littérature journalistique et scientifique toujours plus abondante sur ces individus « transclasses » (qui voyagent d’une classe sociale à l’autre, ici au moyen de l’école) souligne un ensemble de particularités dans la scolarité en école pour ces publics moins favorisés.
Le rapport à l’argent est un premier facteur différenciant. Le poids du prêt bancaire rend souvent nécessaire un job étudiant. Pouvoir se payer un week-end d’intégration ou une semaine aux sports d’hivers relève parfois du sacrifice, sans parler de la pression que peuvent engendre les coûts de la scolarité et de la vie quotidienne souvent éloignée de la maison familiale. Certains sont même contraints de choisir à contrecoeur des secteurs rémunérateurs (comme la banque ou le conseil par exemple) afin d’assurer le remboursement de leur prêt bancaire. L’argent constitue donc une réelle barrière, même quand on a réussi à intégrer l’école.
Le rapport malheureux aux cours est un second facteur différenciant. Souvent ignorants des codes en vigueur en école de commerce, les publics les plus vulnérables sont souvent les plus surpris de l’écart entre les cours en école et ceux connus en classe prépa. Abandonner un comportement scolaire et des cours très théoriques au profit d’un comportement de futur manager et d’études de cas peut être une épreuve difficile à vivre. Cette forme de « désinvestissement scolaire » peut d’ailleurs être comblé par le choix de filières ou de chaires plus théoriques et scolaires.
On pourrait également mentionner les difficultés liées au « capital social » plus faible des élèves aux origines modestes. Certaines associations prestigieuses pour lesquelles le recrutement se fait largement par affinité leur ferment les portes. Pire encore, l’auto-censure peut même empêcher toute candidature dans ces groupes au fort « entre-soi ». Savoir comment et avec qui « réseauter » (c’est à dire développer son cercle de connaissances amicales et professionnelles) est essentiel pour tirer son épingle du jeu, encore faut-il posséder les soft skills nécessaires.
Ainsi, même si le nom de l’établissement sera in fine le même sur le CV, force est de constater que les étudiants ne bénéficient pas d’un diplôme également « rentable » dans la mesure ou les étapes de leur scolarités sont socialement différenciées et donc hiérarchisées. La connaissance d’untel, le choix de tel secteur et la réalisation du stage dans telle entreprise fait la différence dans des écoles où le savoir-être importe autant (si ce n’est plus) que le savoir-faire.
Les premières écoles du classement restent homogènes et continuent à alimenter le cliché d’école de « fils à papa » en dépit des changements mis en œuvre pour plus d’ouverture sociale, encore trop limités. Il reste un long chemin à parcourir pour que la mixité sociale ne s’arrête pas à l’entrée des grandes écoles de commerce mais qu’elle soit effective sur l’ensemble des aspects de le scolarité.
Il existe un consensus : les écoles de commerce doivent jouer le rôle d’acteur social et être des leviers du changement. La mixité sociale doit constituer l’un des axes de développement au même titre que l’international, la recherche ou encore les stratégies d’alliances.
L’ascenseur social est effectivement nécessaire pour un pays, afin d’éviter que se perpétuent des castes de privilégiés. Sans mixité sociale, les entreprises se priveraient de cadres et dirigeants à l’image de la société… et talentueux. Les écoles doivent donc remplir une de leurs missions essentielles : contribuer à une équité sociale et permettre à tous les élèves issus de milieux modestes variés d’accéder aux meilleures formations.
Ce changement pourrait s’opérer à plusieurs niveaux et le débat reste ouvert à ce propos. La question d’une réforme des modalités de recrutement se pose : faut-il créer des concours fortement différenciés pour contrer le caractère discriminant des épreuves ?
On peut aussi envisager que les concours ne font que révéler les inégalités formées le long de la scolarité, depuis l’enfance. Dans ce cas, le problème est à prendre bien en amont, et dès l’école primaire, car les inégalités de départ sont très difficiles à rattraper.
La France est un pays où la reproduction sociale passe principalement par l’école. Si l’État et les grandes écoles œuvrent conjointement pour que l’ascension sociale ne soit pas seulement une utopie, alors le tandem Grandes écoles de commerce et ascension sociale pourrait fonctionner.