Le 16 novembre dernier, Tribunes ESCP Europe organisait la deuxième édition de la Journée de l’Europe, événement de conférences et de discussions sur le thème, cette année-là, de l’identité européenne. Autour de trois tables rondes thématiques, les personnalités invitées ont développé leur conception de l’Europe actuelle et proposé leurs idées pour l’Europe de demain. En voici quelques éléments que le contexte actuel invite à considérer.
Citoyenneté
Les réflexions actuelles sur la citoyenneté européenne traduisent un certain pessimisme. En effet, alors même qu’être européen devrait être perçu comme un privilège, il semble que ce sentiment ne soit véritablement vécu qu’à l’extérieur des frontières européennes, tant par les non-ressortissants que par les Européens expatriés : Sylvie Goulard pointe par exemple l’abolition de la peine de mort comme incarnation d’une valeur fondamentale de l’Europe, et invite les citoyens à « être positifs sans être naïfs » lorsque l’on parle de l’Europe. Pascal Lamy partage cette idée, affirmant que « l’identité européenne est très claire aux yeux des non-européens, […] elle se définit par le bonheur ».
Il serait ainsi maintenant temps de ne plus considérer nos différences pour se focaliser sur ce qui nous rassemble, et notamment le style de vie « à l’européenne », une réalité du quotidien mais qui n’en demeure pas moins unique, et essentielle à la citoyenneté européenne. En ce sens, François Zimeray explique que les citoyens bénéficient d’un « filet minimal », inexistant dans les autres pays développés, qui pourrait se définir comme l’incarnation institutionnelle (protection sociale, éducation, etc.) de ce « style de vie européen ». Autres points de convergence, l’importance des villes et la conscience de l’espace public, ou encore la recherche de l’équilibre, laquelle s’oppose notamment à la doctrine américaine « the highest, the biggest ».
Appel est ainsi fait de cesser de penser au niveau national les enjeux qui ne le sont pas – protection et utilisation des données, climat, vieillissement de la population, etc. – tout en considérant les histoires de chaque État européen qui permettent de comprendre l’Europe d’aujourd’hui. L’épisode du Brexit n’est, par exemple, pas sans lien avec l’histoire de la Grande-Bretagne, qui a toujours été marquée par une certaine indépendance et un isolement, que ce soit lors de la Seconde guerre mondiale ou ensuite.
Diplomatie
S’il est un sujet important pour l’Europe comme entité diplomatique constituée, c’est sa place sur l’échiquier des puissances mondiales. Néanmoins, on peut faire aujourd’hui le constat d’une Europe attaquée dans ses principes et dans sa raison d’être. Aussi, le combat de son indépendance stratégique et morale doit, selon les invités de la Journée de l’Europe, amener les Européens à repenser leurs relations avec les États-Unis, notamment dans les domaines stratégiques tels que l’achat d’armement.
De fait, si l’Europe a, depuis la Seconde guerre mondiale, refusé de payer le prix de sa sécurité, le temps semble venu de faire évoluer cette position. L’idée d’une armée européenne, bien que souvent évoquée, demeure malgré tout très chimérique. Et si l’hétérogénéité – matérielle – existante peut, en matière d’équipement par exemple, être dépassée, les fortes disparités, traditionnelles et historiques, entre les États sur les questions de sûreté, de sécurité et de défense sont trop profondes pour permettre aux États européens de s’accorder sur la création d’une armée commune.
Les conceptions divergentes de ces questions au sein du couple franco-allemand sont symptomatiques de cette difficulté : si l’intervention militaire relève, en France, d’une facilité du pouvoir exécutif, elle fait l’objet, outre-Rhin, d’une réticence historique diluant la possibilité de sa décision. Aujourd’hui, le point de départ d’une défense commune pourrait néanmoins se situer au niveau de la cybersécurité, domaine pour lequel les États n’ont pas de tradition historique et seraient, dès lors, plus à même de collaborer.
Plus généralement, la priorité de l’Union européenne devrait être, pour les invités de la Journée de l’Europe, de « se remettre au travail ». Car aujourd’hui, la valeur ajoutée que représente l’Union européenne pour ses États membres ne semble plus assez importante. Concrètement, c’est le manque d’instruments qui pose de véritables problèmes : les procédures n’aboutissent pas du fait d’un niveau de majorité nécessaire à la décision difficilement atteignable, et particulièrement à cause d’une certaine hypocrisie des États européens. En effet, ces derniers, tout en remettant en cause l’utilité de Bruxelles face au peu d’avancées, bloquent régulièrement les procédures. La réforme du fonctionnement institutionnel de l’UE apparaît ainsi comme une condition sine qua non à la nécessaire relance de l’Union européenne.
Économie
Pilier de la construction européenne, l’économie est un levier de développement et d’approfondissement qui gagnerait à être repensé et réformé. En effet, dans ce domaine, les évolutions récentes semblent, pour les invités de la Journée de l’Europe, ne pas avoir encore été prises en compte par Bruxelles. Il convient ainsi de notamment considérer que la nouvelle échelle de la bataille économique implique désormais moins les entreprises que les États. Aussi, d’après Jean-Louis Beffa, il serait opportun pour l’Union européenne de préalablement déterminer les atouts économiques de chaque État membre pour, ensuite, constituer un « champion européen » autour duquel se formerait une industrie.
Autre reproche fait à l’Europe : la séparation de « l’économique » et du « social », incarnée plus particulièrement par la domination du droit européen – à la dimension purement économique – sur celui de ses États membres. Or, ce premier reposant sur le seul principe, horizontal, de la libre circulation, il entre de fait en tension directe avec les droits nationaux, lesquels sont, eux, constitutifs de l’identité des États. Cette dissension est héritée de la vision – aujourd’hui quelque peu dépassée – des pères fondateurs, pour qui l’intégration économique mènerait à une intégration politique. Car si la première demeure tout de même constitutive d’une trame identitaire, la seconde en reste l’élément clef.
Malgré tout, la création de la zone euro permet de relativiser ce constat, en cela qu’elle a contribué à la construction d’une identité politique dont la réalité a récemment été illustrée par le cas grec : si, sur des considérations purement économiques, l’intérêt de la Grèce aurait été de quitter la zone euro, c’est son attachement politique à cette dernière qui a permis son maintien. C’est en ce sens que la monnaie, en tant que principale incarnation d’appartenance à une société, est, par nature, une institution fondamentale de cette dernière. En cela, l’euro avait le potentiel de constituer quelque chose de véritablement nouveau. Cependant, les dispositions du Traité de Maastricht limitant, tout du moins jusqu’à la crise de la dette, la Banque centrale européenne à l’exercice de politiques monétaires conventionnelles au service d’un unique objectif – la lutte contre l’inflation – n’ont pas permis d’en faire un véritable levier de développement socio-économique. Les politiques menées post-crise permettent néanmoins de nuancer ce constat.
Finalement, le futur européen se situe peut-être, sur ce point, dans une Europe à taille réduite, à l’échelle de la zone euro, ou encore autour des six poids lourds économiques. Autre perspective d’avenir, celle incarnée par le plan Juncker*, lequel pourrait redonner une « valeur ajoutée à l’Union européenne […] dont la survie est directement liée à celle de sa croissance ».
Pour (re)voir les conférences, rendez-vous sur la page YouTube de Tribunes.
*Plan d’investissement pour l’Europe de 500 milliards d’euros à l’horizon 2020. Pour en savoir plus : https://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-le-plan-juncker.html
Liste des invités présents à la Journée de l’Europe de Tribunes ESCP Europe du 16 novembre 2018 :
Table ronde 1 – « Une Europe ou des Europes ? » :
Sylvie GOULARD (second sous-gouverneur à la Banque de France et ancienne ministre des Armées) ; François ZIMERAY (avocat des Droits de l’Homme et ancien ambassadeur de France au Danemark).
Table ronde 2 – « L’Europe économique : le futur de l’identité européenne ? » :
Pascal LAMY (président émérite de l’Institut Jacques Delors et ancien DG de l’OMC) ;
Jean-Louis BEFFA (président d’honneur et ancien PDG de Saint-Gobain) ;
Michel AGLIETTA (économiste français).
Table ronde 3 – « Refonder l’identité européenne ? » :
Anca Dana DRAGU (Commission européenne (ECFIN), ancienne ministre des Finances de Roumanie) ;
Bernard KOUCHNER (ancien ministre des Affaires étrangères et européennes) ;
Jacques ATTALI (écrivain, économiste et fondateur d’institutions internationales).
Retour sur l’Édition 2017, et sur l’édition 2018 juste ici.