La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux : un nouveau programme propose aux créateurs une rémunération extrêmement alléchante, dont le bond est aussi surprenant qu’inattendu. Pour l’instant accessible sur invitation seulement, est-ce les prémisses d’un eldorado ? Ce bond dans les dépenses de rémunération des créateurs est-il rentable pour la plateforme ? Des experts de l’ESSCA et de Judge Business School (Cambridge) décryptent pour Business Cool le changement de stratégie de la plateforme !
La rémunération des créateurs, un enjeu central pour TikTok
L’enjeu de la professionnalisation de TikTok
Le premier des enjeux est assez clair, et peut se résumer à une question : pourquoi une entreprise comme TikTok trouverait-elle un intérêt au financement de ses créateurs ? Pour Alice Crépin, docteure en sciences de gestion et spécialisée en marketing digital à l’ESSCA, rémunérer les créateurs est un enjeu central, et à plus forte raison actuellement, au regard de la position actuelle de TikTok. « La plateforme est en train de changer : on a toujours un impératif de publication, qui force les créateurs à sortir des contenus au moins une fois par jour, mais on met aussi et surtout en avant la qualité. Il faut dépasser la minute et faire au moins un peu d’efforts pour avoir un contenu au moins un peu qualitatif. »
Seulement, pour espérer une montée en qualité du contenu de l’entreprise, il est quasiment indispensable de proposer aux créateurs une stratégie de financement. « On peut faire un parallèle avec Vine : c’était tout autant une plateforme qui proposait des vidéos courtes, mais parce qu’elle n’est restée que sur ce modèle, le public s’est lassé très rapidement ». Parce que la plateforme ne proposait que des vidéos de quelques secondes et parce qu’elle ne permettait pas aux créateurs de monétiser leur audience, elle a empêché la montée en qualité de son contenu, qui semble pourtant à la base de tout développement de plateforme. Éternellement amateur, la plateforme a fini par lasser et les gens s’en sont détournés : « Si TikTok veut être plus qu’une plateforme à la mode, elle doit faire monter en qualité le contenu, et ça passe par la rémunération. »
Qui sont les créateurs sur TikTok ?
L’accessibilité du contenu TikTok
La question de la professionnalisation est assez intéressante : alors que la plateforme a longtemps mis en avant un contenu « gamifié », que tous peuvent créer, il est important de conserver une attention particulière aux publics de création de contenu sur TikTok. C’est Allègre Hadida, Associate Professor en Stratégie à University of Cambridge, Judge Business School, qui met en avant cette problématique : « TikTok propose quasiment toujours le même contenu aux mêmes personnes, avec une toute petite part de surprise seulement. Et dans un environnement dans lequel les créateurs de contenu sont un jour créateurs, un jour consommateurs, quels effets une telle fermeture a sur eux ? Comment leur créativité va-t-elle être affectée, y aura-t-il seulement de la place pour cette créativité ? »
Rappelant par la suite que le contenu sur TikTok est un contenu de flux, qui se doit d’être frais et très souvent publié, l’experte soulève la question centrale de l’attractivité pour les créatifs : à quel point la plateforme permet-elle d’innover et dans quelle mesure une perte d’innovation risquerait-elle de la rendre ringarde ?
TikTok, plateforme à deux vitesses
C’est à nouveau la professionnalisation qui permettra de rendre la plateforme plus forte : reposant sur des créatifs professionnels, leaders des tendances qui y injecteraient leur créativité, reprise par d’autres dans le cadre de trends, permettant de démultiplier le contenu en gardant cette « gamification », une rémunération alléchante permettrait à la fois de continuer à rendre le réseau attractif pour tous les créatifs et de le rendre intéressant pour ses consommateurs, dès lors que la part de surprise sera toujours garantie par une multiplicité de publics : par cette très grande diversité, l’application pourra toujours adapter son algorithme afin de rendre sa rétention toujours plus grande. L’enjeu de rémunération ne concerne donc que les « leaders ». À ce titre, quelle méthode employer pour continuer de cette manière ?
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Soutenir un modèle de rémunération généreux, le défi pour TikTok
La publicité peut-elle être rentable sur TikTok ?
Deux questions sont soulevées par la situation sur TikTok : la première, une application dans laquelle l’attention est autant dispatchée peut-elle vraiment rémunérer de manière aussi efficace les créateurs ? Alors que le business de l’attention repose quasi-exclusivement sur l’exercice de la rétention d’audience, peut-on vraiment tirer un profit aussi important, de manière durable, d’une attention de quelques minutes tout au plus ? Car la soutenabilité des modèles économiques, partout ailleurs, repose souvent sur le temps long : Twitch parvient à pousser à l’achat d’abonnements en soutien aux créateurs grâce à la durée de visionnage et les créateurs sur YouTube parviennent eux aussi à trouver des modèles rentables en produisant toujours plus longs et plus approfondis.
Pour l’experte de l’ESSCA, la situation de TikTok est différente des autres réseaux, à cause de la forte propension à recommander des contenus : « TikTok est un réseau avec beaucoup de recommandations de la part des créateurs de contenus que les autres : sur 20 minutes, vous avez bien plus d’incitations à l’achat que sur tous les autres réseaux, donc rien ne dit que la publicité ne peut pas être rentable là-bas. »
TikTok, réseau de la mauvaise attention ?
Second problème : dans quelle mesure la micro-attention est-elle monétisable ? Dans un état dans lequel l’attention est si volatile, est-il possible de faire passer des messages publicitaires ? Là encore, Alice Crépin, notre experte, réplique : « En s’élargissant, ils deviennent plus attractifs. Et ils peuvent également augmenter le nombre de pubs non-skippables, pour aller plus loin que la simple publicité désactivable à laquelle on est actuellement confrontés en arrivant sur l’application. L’efficacité ne passe pas forcément par la mémorisation : ce n’est pas parce qu’on ne se souvient pas d’un contenu que l’effet publicitaire ne sera pas efficace. Il faut dissocier la mémorisation de l’efficacité publicitaire, ce ne sont pas forcément deux paramètres directement liés. »
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L’emballement de la machine TikTok, un vrai risque ?
Le risque pour TikTok d’un choc d’attractivité
Un risque demeure : celle d’un choc d’attractivité pour les créateurs. Concrètement, si la plateforme est une forme d’eldorado et qu’elle attire toujours plus de créateurs, pour du contenu toujours plus riche et difficile à monétiser, alors le modèle devra être repensé. On sait à quel point le stockage de contenus vidéo est coûteux et complexe, même pour les géants de la Tech. Alors que TikTok est déjà submergé de contenus consommables, tant noyés dans une masse qu’ils en finissent par n’être quasiment jamais vus, cela risquerait de faire augmenter le nombre de personnes qui se ruent sur l’application pour produire du contenu, fragilisant le modèle de l’entreprise.
Un problème anticipé par TikTok ?
Nos expertes se veulent toutefois rassurantes : pour l’instant sur invitation, le modèle économique n’est destiné qu’à une petite part des créateurs, nous rappelle Alice Crépin. C’est donc un moyen de limiter l’effet d’annonce et de rendre le modèle de l’application légèrement moins attractif. Pour reprendre certains des éléments évoqués plus haut, elle ne financerait que les « leaders », qui lancent les trends et qui ont besoin de cette professionnalisation, en laissant ruisseler leurs idées que les autres internautes peuvent répliquer, simplement dans une optique de divertissement, qui ne sont là que pour les reprendre. Le « choc d’attractivité » concerne dès lors un public bien plus resserré, qui pourrait bien s’avérer suffisant.
Allègre Hadida défend la même ligne d’un point de vue plus long-termiste : « Pour l’instant, la monétisation n’est accessible qu’à partir d’un certain nombre d’abonnés, c’est une bonne manière de limiter cet effet, en distinguant par la même occasion ceux qui postent sur TikTok sans ne rien vouloir développer, de ceux qui cherchent à se construire une audience. » Et en effet, si les vues sur TikTok peuvent très rapidement monter, les transformer en abonnés reste un défi plus coriace à relever, qui pourrait être suffisant pour que la ruée vers l’or ne soit pas si attractive que cela, grâce à sa sélectivité plus prononcée.
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Garder la main sur la monétisation, une urgence pour TikTok
Ne pas faire la même erreur que YouTube
Autre question, et pas des moindres : celle du contrôle du modèle économique de TikTok, que la plateforme risquerait de perdre en cas de manque de précautions. C’est notamment ce qui s’est passé sur YouTube : alors que les vidéos courtes y étaient encore très populaires, le manque de rentabilité a poussé les créateurs à se rémunérer non plus par le système de publicités promu par YouTube, mais par des contrats directs entre annonceurs et créateurs. En ne parvenant pas à se placer entre les deux parties prenantes de ce type d’opération, YouTube a perdu une très grosse somme d’argent et c’est potentiellement aussi à cette situation que l’entreprise doit sa difficulté à atteindre la rentabilité.
Une remarque qu’Alice Crépin ne partage pas totalement : « En réalité, ce n’est pas ça qui a fait perdre le contrôle à YouTube, mais l’éparpillement des contenus : le fait que les contenus soient publiés, segmentés, partout ailleurs ». Pour elle, le talon d’Achille de YouTube, qui pourrait remettre en question sa soutenabilité, tient davantage de la désertion d’une partie de ses créateurs pour d’autres plateformes, du style de TikTok ou Twitch, qu’à la perte de contrôle du modèle économique.
Une perte de contrôle de TikTok déjà en cours ?
D’autant que s’il s’agit de régler le problème, TikTok n’est pas forcément particulièrement bien engagée : « je pense qu’ils ont déjà en partie perdu le contrôle », observe notre experte Alice Crépin. Alors que la plateforme repose plus que toute autre sur les recommandations personnelles et sur l’informel, il y a fort à parier que bon nombre de placements soient déjà conclus directement entre les entreprises et les créateurs, sans passer par TikTok : une major aurait en effet tout à gagner à travailler avec de gros noms dans l’espoir qu’ils lancent une trend, qui ferait entrer un artiste dans une nouvelle dimension grâce à la portée et aux dizaines de petits créateurs qui pourraient reprendre la tendance pour la défendre encore un peu plus.
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La stratégie de développement de TikTok
Les changements que TikTok opère sur sa stratégie témoignent d’une chose : ils ne sont pas seuls. Mais est-ce que la concurrence risque de prendre le lead sur TikTok ? Quel futur l’entreprise doit-elle viser pour limiter les risques face à la concurrence et, surtout, comment s’axe le mode de rémunération dans cette nouvelle stratégie ?
TikTok en position de faiblesse ?
Difficile de ne pas voir que le modèle de TikTok a été répliqué absolument partout, au point qu’on pourrait presque parler de « tiktokisation » des réseaux sociaux : Twitter, Instagram, YouTube, tous ont copié le modèle du contenu court et du swipe sur TikTok, parfois même avec des contenus qui ne relèvent pas de la vidéo courte. Mais, pour TikTok, est-ce que la situation est convenable ? La réponse est plus complexe qu’il n’y paraît sur les réseaux, comme le rappelle Alice Crépin : « Je ne saurais pas dire si l’entreprise est dans une posture hégémonique ou non, parce que les démographies des réseaux sont très différentes les unes des autres. Typiquement, TikTok fait relativement peur aux plus de 30 ans. Donc, malgré leur puissance, ce n’est pas dit qu’ils soient si puissants que ça : s’ils changent de stratégie, c’est bien qu’ils se sentent en danger, quelque part. »
Du côté de Cambridge, la position de notre experte est différente : « Le fait qu’ils soient copiés est un bon indicateur pour TikTok, si tant est que ceux qui la copient soient technologiquement en retard. L’algorithme de TikTok est-il si performant qu’il puisse lui garantir des semaines ou des mois d’avance sur les autres plateformes participatives ? »
Le virage de TikTok est-il négociable ?
Pour Alice Crépin, TikTok doit essayer « d’être à la fois bon sur le snack content, qui est déjà leur force à l’heure actuelle, et sur la couverture de sujets de manière plus précise, quelque chose sur lequel ils sont déjà relativement forts (…) On peut avoir envie de regarder plein de contenus, là-dessus TikTok est excellent, et on peut avoir envie de se poser, et là, ils sont beaucoup moins bons. » L’objectif est donc d’aller marcher sur les plates bandes de YouTube et, à cet égard, la difficulté est grande.
Pour Allègre Hadida, allonger la durée du contenu représente avant tout un risque : « Publier du contenu de 10 minutes est déjà difficile. Cette tendance risque de créer une sorte de confusion dans l’esprit des consommateurs, d’autant que YouTube a un public plus généraliste. »
Et si TikTok était condamné ?
En revenant sur la question du futur de l’entreprise, est-il mis en danger économiquement par la forme que prend l’entreprise ? Dans quelle mesure le modèle économique et le développement de l’entreprise peut être mis en danger par sa nature ?
Un algorithme qui tue le modèle économique de TikTok
Pour Allègre Hadida, le risque n’est pas tant celui d’une surcharge de contenu proposé sur la plateforme, mais plutôt le risque d’une toxicité relativement importante : « Pour moi, le principal danger pour TikTok et son business model est la performance de son algorithme. On sait que, quand on regarde des vidéos, l’algorithme est excellent pour nous proposer toujours cette même catégorie de vidéo ; alors si les jeunes utilisateurs de TikTok tombent sur des contenus faisant la promotion de comportements dangereux ou de violence physique, ils risquent de tomber dans une sorte de trou noir, qui serait très dangereux pour eux et qui risquerait de décourager les investisseurs qui pouvaient souhaiter se rendre sur la plateforme. »
Cette préoccupation fait écho à ce qui avait eu lieu sur YouTube aux alentours de 2017. Après que le vidéaste Logan Paul a publié la vidéo d’un cadavre filmé dans la forêt des suicides, au Japon, c’est un véritable mouvement de désertion des annonceurs qui a eu lieu. La plateforme a vu ses revenus publicitaires chuter de manière drastique et a dû réagir, au travers de choix clivants. Il risque alors en effet de se produire la même chose pour TikTok, à une différence près : l’entreprise est d’autant plus considérée comme responsable que ce serait alors son algorithme le cœur du problème.
La législation qui entoure TikTok, un risque important pour la plateforme
À la fin de notre entretien, Alice Crépin nous a avoué surveiller de près la suite du fonctionnement de l’entreprise au regard des nouvelles législations européennes : « Ça pose de nombreuses questions pour l’avenir des créateurs : est-ce qu’on va voir un système de recommandations à deux vitesses ? Comment les créateurs français vont s’insérer dans un système de recommandations clairement international ? ». Si les craintes d’Alice Crépin pour le futur s’axent autour de l’Europe, c’est vers les États-Unis que se dirigent toutes les inquiétudes d’Allègre Hadida : « Il y a une question pour le futur de l’application possédée par ByteDance : est-ce que ce danger ne fait pas peser une menace sur le futur de TikTok ? Pour moi, les décisions géopolitiques d’interdiction ou de limitation de TikTok sont des dangers bien plus prégnants que le taux de rémunération. »
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