EDITO – Ces dernières années, bon nombre d’articles d’actualité démontrent à quel point les agissements d’une poignée d’individus peuvent rendre difficile le quotidien de centaines de milliers de femmes et d’hommes. Alors que MeToo avait commencé à libérer la parole, les dernières enquêtes prouvent que le harcèlement sexuel au travail continue de détruire des vies chaque jour.
D’après le Larousse, le terme « pervers » a une double définition : « qui est enclin à faire le mal et qui le tente par des moyens détournés » et « dont les instincts sexuels se manifestent par un comportement anormal ». Et quoi de plus anormal que de toucher ou même d’invectiver de manière déplacée des femmes et des hommes sur son lieu de travail ? On pourrait pourtant penser qu’il n’est pas si compliqué que cela de comprendre un mot de trois lettres, aussi simple que « non ».
Harcèlement sexuel au travail : une parole plus libre qui ne trouve pas d’écho ?
La libération de la parole était une belle promesse qui donnait l’espoir d’un vaste changement dans les organisations dont certaines sont parfois plus poussées par la peur du bad buzz que par l’intérêt des victimes, qu’on se le dise. Pourtant, la réalité n’est pas si différente aujourd’hui qu’il y a 5 ans, quand #BalanceTonPorc est apparu sur la toile.
Selon un rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales et de l’INSEE publié en 2018, environ 1,2 million de femmes et 700 000 hommes auraient été victimes de harcèlement sexuel au cours de leur vie professionnelle en France. Le Défenseur des droits considère qu’entre 20 et 69 ans, environ 1 femme en emploi sur 40 et 1 homme en emploi sur 80 sont ou seront victimes de harcèlement sexuel au travail. L’Organisation Internationale du Travail évoque un chiffre de 52% de femmes harcelées dans le cadre professionnel à travers le monde.
Aujourd’hui, un quart de la population mondiale, des 8 milliards d’habitants, sera ou a été une victime d’un « pervers », comme le définit le Larousse. Alors, pourquoi ne pas porter plainte, alors que la parole est plus libre ?
Porter plainte contre son agresseur : une tâche plus complexe qu’elle n’y paraît
L’affaire Harvey Weinstein et le mouvement MeToo avaient apporté une lueur d’espoir pour les femmes et les hommes victimes de harcèlement sexuel au travail. Enfin, on écoutait les personnes qui se disaient victimes de ces actes dans le cadre de leurs fonctions. Enfin, elles seraient crues. Car on a beau juger de la facilité de porter plainte pour les victimes, quand on est assis bien confortablement sur son canapé en regardant les actualités sur son téléphone. Pourtant, de nombreux obstacles se dressent face à celles et ceux qui tentent d’amener leurs agresseurs en justice. Des obstacles conscients et inconscients, des obstacles volontaires ou involontaires, des obstacles individuels ou sociétaux.
Porter plainte quand on est une victime de harcèlement sexuel n’est pas « facile ». Il y a un premier obstacle : cette voix qu’on entend dans sa tête et qui laisse croire qu’on a peut-être fait quelque chose pour mériter ce qui arrive. Et quand une victime arrive à surpasser ce biais interne, le combat commence. Encore faut-il y être psychologiquement préparé.
Obstacle 1 : le manager. Obstacle 2 : l’entreprise. Obstacle 3 : la police. Obstacle 4 : la justice. Porter plainte quand on est victime de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle est un véritable chemin du combattant et à chaque étape se trouve un interlocuteur qui peut tout à fait décider de ne pas nous croire et de démolir la procédure entamée.
Le dernier frein : la preuve. Il n’est pas toujours facile de prouver qu’on est une victime. Quand on décide de se battre, notre réputation est en jeu, notre avenir professionnel également. Et si la justice me déboute ? Cela signifie-t-il que je ne suis pas une victime ?
Ces questions, ce cheminement psychologique, ne sont que la face cachée de l’iceberg de ce qui se passe intérieurement chez les victimes de harcèlement et d’agression sexuels sur le lieu de travail (ou même en-dehors). Bien sûr, l’auteur de ces lignes ne veut pas décourager celles et ceux qui ont décidé de se battre pour leurs droits et ce combat difficile a de nombreux atouts. Il permet de signifier à la justice que cette personne a potentiellement commis un acte illégal. Il permet également d’alerter l’entreprise et de pousser d’autres victimes à porter plainte.
Harcèlement sexuel au travail : définition
Avant de poursuivre la lecture de cet article et après avoir énoncé ces éléments de contextualisation importants, il convient de donner une définition de harcèlement sexuel au travail. Et ce n’est pas moi qui vais la donner, mais la loi.
D’après l’article L1153-1 du code du travail, modifié par la loi n°2021-1018 du 2 août 2021 : « Aucun salarié ne doit subir des faits :
1° Soit de harcèlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ;
Le harcèlement sexuel est également constitué :
- a) Lorsqu’un même salarié subit de tels propos ou comportements venant de plusieurs personnes, de manière concertée ou à l’instigation de l’une d’elles, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée ;
- b) Lorsqu’un même salarié subit de tels propos ou comportements, successivement, venant de plusieurs personnes qui, même en l’absence de concertation, savent que ces propos ou comportements caractérisent une répétition ;
2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »
Sciences, études… Un harcèlement sexuel banalisé
Les chiffres sont édifiants. Le harcèlement sexuel touche les femmes et les hommes à tout moment de leur vie, dès leurs études. En 2019, on enregistrait 198 signalements pour harcèlement sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur. D’après les résultats de l’enquête ACADISCRI sur les discriminations à l’université, près d’une étudiante sur cinq se dit victime de harcèlement sexuel. La plupart du temps, il s’agit de « propositions sexuelles dérangeantes sous couvert d’humour » et de « regards lubriques, libidineux ».
Mais dans le monde du travail, la situation empire. Et le rapport #StillSearching de la Fondation L’Oréal est sans appel : « 1 femme scientifique sur 2 révèle avoir été victime de harcèlement sexuel sur son lieu de travail. C’est ce que dévoile l’étude internationale sans précédent (…) conduite auprès de 5 200 scientifiques de 117 pays. » Et ce harcèlement sexuel n’est pas sans conséquence sur l’intégralité de la carrière des victimes.
Plus de deux tiers des victimes interrogées par la Fondation L’Oréal et IPSOS affirment que ces agissements ont des effets néfastes sur leur quotidien au bureau. « 50 % se déclarent mal à l’aise au travail, 30 % vulnérables et 21 % déclarent même avoir perdu confiance en elles », précise l’étude. Elles sont même 20% à ne plus avoir confiance dans leur entreprise.
Mais les grandes sociétés ne sont pas les seules touchées et le compte Balance Ta Startup démontre parfois comment certaines startups laissent librement certains harceler les salariés, n’osant prendre aucune mesure sous couvert de « l’humour ». Plusieurs jeunes pousses ont été dénoncées pour des faits similaires par des collaborateurs via ce compte Instagram.
Pourquoi les choses mettent-elles autant de temps à changer en entreprise ?
Comme tout changement, celui-ci prend du temps et même si l’entreprise (ou quel lieu que ce soit) n’aurait jamais dû accueillir ces pratiques en premier lieu, certains managers commencent à faire bouger les choses en matière de harcèlement sexuel. Les référents dédiés se sont déployés dans bon nombre d’organisations, comme à EDF où les membres du CSE tentent de recueillir la parole des victimes et de les accompagner. Mises en confiance par ces dispositifs, certaines personnes n’hésitent plus à témoigner et le nombre de signalements continue d’exploser, laissant voir la réalité du terrain en matière de harcèlement sexuel.
Malheureusement pour les victimes de ces pratiques, changer les choses demande du temps. Il faut tout d’abord introduire plus de diversité dans les boards des entreprises, amener plus de femmes, de collaborateurs d’horizons différents. Cette diversité, on le sait, permet également aux organisations d’être bien plus performantes et agiles. La prévention doit être également déployée à plus large échelle, une dimension qui commence à bouger, comme le révélait Karine Rieux, référente harcèlement du CSE Orange Business Services, au journal Le Monde : « Il y a trois ans, on était devant une page blanche. On a beaucoup travaillé la prévention. On a abordé tout ce qui dans l’organisation est propice aux agissements sexistes, les horaires atypiques, la faible mixité, la précarité. Avec le comité santé et sécurité au travail, on a identifié des situations à risque, comme une équipe de nuit en horaires décalés qui comptait une seule femme pour vingt-cinq salariés. (Il n’y avait pas de cas de harcèlement.) On a créé une communauté pour partager l’information et sensibiliser, qui compte aujourd’hui 500 salariés. »
Bien sûr, il faut également d’autres mesures plus fortes pour enrayer le fléau du harcèlement sexuel au travail avec la mise en place d’une politique de tolérance zéro. On peut également imaginer le déploiement de suivis réguliers des collaboratrices et collaborateurs, afin de leur permettre de prendre la parole. Quoi qu’il en soit, la honte doit changer de camp et ne revient pas aux victimes. Non, le harcèlement sexuel ne doit pas être banalisé. Non, certaines pratiques ne sont pas normales. Non, il ne faut pas se laisser faire face à des gestes ou des propos déplacés, qui s’avèrent finalement être tout simplement illégaux.