Entre avril et juillet dernier, l’université de Washington a posté sur Youtube 56 vidéos (10 heures de cours) consacrées à l’anti bullshit. Rappelons que le bullshit ne revient pas seulement à « parler pour ne rien dire », mais constitue plutôt, un des outils contemporains de manipulation les plus prisés aujourd’hui. L’objectif du cours est clair : déceler les fausses informations diffusées dans les media, pubs et communiqués de presse…
Les deux enseignants en charge partent du constat que le bullshit est partout dans la société, dangereux et toxique, mais qu’en étant conscient de son existence et en faisant preuve d’esprit critique, il est possible de s’en défaire. Ils donnent de nombreux exemples qui expliquent comment les chiffres sont modulés pour leur faire dire tout et leur contraire. Ainsi nous révèlent-ils leurs méthodes pour démonter la pertinence factice de ces contenus bancals auxquels nous sommes sans cesse exposés.
Voici trois méthodes citées dans le cours pour contrecarrer le bullshit :
La méthode de Fermi
Elle permet de répondre approximativement à n’importe quel problème en estimant soi-même les données grâce à un ordre de grandeur. Elle est utilisée fréquemment dans les entretiens d’embauche ou d’écoles de commerce. Cette méthode serait paraît-il, un bon indice de la capacité de réflexion d’un candidat. Par un raisonnement logique on arrive à une estimation plutôt proche de la vérité, à condition d’avoir correctement posé les éléments.
En effet, un jour, lors d’un entretien en vue d’un stage, je suis tombé sur la question suivante :
« Si l’on sortait toutes les voitures (et camions/fourgonnettes) présentes sur le territoire français, pourrait-on les faire tenir sur le réseau routier du pays ? »
A l’époque je ne le savais pas encore, mais j’allais utiliser malgré moi la méthode de Fermi.
La réponse que vous donnerez dans ce type d’entretien importe peu, ce qui compte, c’est la cohérence avec vos estimations. La justesse de votre raisonnement mathématique est le second critère de réussite.
On prend des chiffres ronds pour que ce soit plus simple :
Une voiture = 4m
Un camion = 10m
On imagine qu’il y aurait environ 30 millions de foyers en France. Et potentiellement 2 véhicules par foyer. Donc, le nombre de voitures en France serait approximativement de 60 millions. On rajoute 10 millions de Bus, camions et fourgonnettes. Et on arrive en tout à 70 millions de véhicules.
On pose alors :
60 000 000 x 4 m = 240 000 000 m
10 000 000 x 10 m = 100 000 000 m
Donc :
240 000 000 m + 100 000 000 m = 340 000 000 m
Or 1000 m = 1 Km
Et : 340 000 000 m / 1000 m = 340 000 Km.
Mais une longueur de 340 000 km de routes en France est elle réaliste ?
On sait que la superficie de la France métropolitaine est d’environ 500 000 Km2.
Il faut maintenant convertir la longueur des routes en une surface :
On pose qu’une route fait en moyenne 6 mètres de large :
Et 1 m = 0,001 Km
Donc :
340 000 Km x 0,006 Km = 2040 Km2
Selon le raisonnement et les données qui précèdent on peut en conclure que si on sortait toutes les voitures des garages de France, elles pourraient tenir sur les routes de France, car 2040km2 est un nombre ridiculement petit quant à la surface du territoire métropolitain : Il représente seulement 0,4% de la surface du pays.
Et rappelons que même si on a raisonné qu’avec des suppositions ou ordres de grandeur, en prenant en compte fait que la superficie de la France métropolitaine est en réalité de 550 000 km2, que le nombre de véhicules ni leur tailles ne sont exacts, et que la largeur des routes est légèrement plus importante que ce que l’on a estimé, ou légèrement inférieure : on peut-être quasiment sûr que la réponse donnée est satisfaisante, bien qu’inexacte, elle donne une idée de la réalité. On peut répondre par oui ou par non à la question avec un raisonnement logique et cohérent.
Déjouer les fake news
Une autre méthode donnée dans le cours démontre, comment un article de Fox News – supprimé depuis la sortie du cours anti-bullshit sur Youtube – manipulait les chiffres à son avantage en posant la question suivante à son lectorat :
Faut-il supprimer le programme alimentaire fédéral des Etats-Unis suite à la découverte d’une fraude dépassant 70 millions de dollars ? L’article affirmait qu’il le fallait, pour ne plus gaspiller l’argent du contribuable, et souhaitait influencer ses lecteurs.
A première vue, cette somme à l’air colossale, et on pourrait être tenté d’adhérer à sa suppression. Or ce qu’il faudrait plutôt savoir, c’est la proportion que représente ce nombre parmi le budget global du programme alimentaire fédéral. Si l’on se renseigne en amont, pour constater que le budget total consacré au programme est de 30 milliards par an, les 70 millions ne représentent qu’une fraude de 2%, vu sous cet angle, on conclut qu’une fraude de 2% n’est pas suffisante pour justifier une suppression du programme.
La pertinence du propos de l’article est démontée. Ces cours encouragent surtout les étudiants à ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’ils lisent, et à ne pas seulement consommer la presse, mais à l’analyser soigneusement pour éviter toute forme de manipulation médiatique. Une objection me vient cependant: on n’a pas toujours le temps de se renseigner sur toutes les questions traitées dans les articles que l’on consulte…
Déjouer les mauvaises comparaisons
Une étude compare un jus frais et un jus concentré en utilisant une loi de probabilité et un panel de consommateurs assez complexe. Les résultats présentés permettent d’affirmer que le jus frais est plus doux que le jus concentré. Or le jus frais utilisé était un jus de pomme et l’autre un jus d’orange. Quelle pertinence y a-t-il à comparer des pommes et des oranges ?
Voici le genre d’enseignement que les étudiants et les internautes ont pu découvrir dans les cours d’anti-bullshit de Washington.
Afin de poursuivre, je vous propose un petit traité sur le bullshit pour tenter de le définir plus précisément, intitulé :
Le Bullshit ou le Sophisme d’aujourd’hui
Vous souvenez-vous de votre professeur de philosophie en Terminale ?
Moi, oui. Lors du premier cours il avait abordé les ennemis spirituels de Socrate : les Sophistes. Sa mise en garde reposait dans l’habileté de leur argumentation. Leurs discours étaient construits de manière à l’emporter toujours sur l’adversaire, peu importe le sujet évoqué. Il fallait convaincre à tout prix, le monde dû-t-il en périr.
Le bullshit (ou baratin) ressemble à l’argumentaire d’un commercial aux cheveux gras, parfumé à l’eau de Cologne bon marché, pour vendre un aspirateur à une ménagère. Dans cet exemple, il consiste à mettre en avant l’objet que l’on veut vendre, pour stimuler le désir de consommation impulsif, créer le besoin et le satisfaire très rapidement. Duper l’acheteur, pour prendre l’argent directement dans son portefeuille, avec son consentement en prime. Celui-ci ne se rendra compte de la tromperie, qu’une fois après avoir succombé à la tentation illusoire, il comprendra peut-être que son besoin n’était pas réel, et sans doute à l’avenir, réfléchira à deux fois avant de se laisser séduire de la sorte ; ou bien, il ne le comprendra jamais et continuera à se faire avoir par la communication et le marketing.
Comme vous le savez, le baratin s’apparente au mensonge ou à une réalité plus ou moins modifiée, toujours à l’avantage du communiquant. Bonne et mauvaise presse, utilisent des titres accrocheurs pour vendre leurs magasines, ou générer des clics sur internet. Comment le leur reprocher ? C’est là leur fonds de commerce. L’actualité doit être servie brûlante : Terrorisme, météo, pages culturelles, sport, gastronomie, tous les sujets sont bons pour capter l’attention du lecteur…
Après l’heure de gloire des chaînes d’information en continue, l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux n’a évidemment rien arrangé. Le contenu devient viral et addictif. La pulsion scopique n’est jamais satisfaite, on en veut toujours plus, aussitôt vu, aussitôt lu.
« Tiens une crise géopolitique a lieu entre la Corée du Nord et le Japon, si je me renseignais un peu… », c’est ainsi que quatre à cinq minutes plus tard, le lecteur se retrouve sur la page d’un article d’un tout autre sujet, comme la disparition des langoustes dans les mers des caraïbes. Et ainsi de suite, des contenus que l’on n’aurait pas recherché de son propre chef, défilent sous nos yeux avides. Mais attendez ! Voici un autre article !
Les liens hypertextes présents sur les pages nous tentent, on se demande ce qu’il peut bien y avoir derrière ces mots soulignés en bleu, alors on clique. Sans même s’en apercevoir, on se retrouve sur un top 10 des villes les plus agréables, sur lequel, on trouvera une photo par page accompagnée d’une courte légende. Il faudra ensuite cliquer sur la flèche pour voir la suite du classement élaboré avec on-ne-sait-quels critères. Sur le côté, des publicités générées au clic, apparaîtront et enrichiront le propriétaire du site internet…
Le piège de la toile capte notre attention, nous détourne du monde, cette fenêtre ouverte sur l’extérieur serait aussi un guet apens. La soif de contenu devient insatiable et c’est ainsi que l’on retrouve une armée de zombies dans le métro, ou le RER, pendus à leurs écrans, en train de swiper, partager, réagir, ou regarder des contenus vidéo, pour se divertir.
Mais quel mal y a-t-il à se divertir pendant le temps d’utilisation des transports ? Absolument aucun, répondrais-je.
En effet, la sensation d’ennui plane autour de l’individu accro à la technologie. Sans son téléphone, il ressent le manque, il s’en saisit et ingurgite du contenu, l’ennui disparaît, le besoin est satisfait.Les lignes que vous venez de lire, sont autant de temps perdu que j’ai passé à écrire la deuxième partie cet article. Sans aucune source, avec mon imagination seule, j’ai essayé de vous convaincre d’un fait bien connu, le danger de la technologie. C’est ce qu’on appelle « enfoncer une porte ouverte » : en parlant dans le vide à partir du sens commun, sans rien apporter de plus, on crée du contenu.
Le cerveau humain est ainsi fait, que nous sommes friands des histoires que l’on nous raconte. Poussés par la curiosité, le désir de savoir la suite demeure. On se demande sans cesse « que va-t-il se passer ensuite ? ».
Quand nous voyons un film, nous entrons dans l’intrigue, et si l’on est si captivé (donc captif) par l’action, c’est parce que notre esprit prend pour vrai ce qu’il se passe à l’écran, tout du moins pendant la durée du contenu. Alors que l’on sait, qu’un montage a été composé à partir de séquences distinctes tournées indépendamment, dans lesquelles des acteurs jouent un rôle. Pourtant nous entrons dans l’histoire le temps du film (si celui-ci nous intéresse, bien entendu).
En définitive, le bullshit c’est dire n’importe quoi pour défendre un propos, ou obtenir quelque chose : un clic par exemple. Ne vous laissez pas tromper par la forme actuelle du sophisme. Cette « poudre de perlimpinpin », utilisée par le marketing, les publicitaires, la communication, les lobbyistes, les politiques, et j’en passe !