Le paysage des écoles de commerce françaises se caractérise par sa densité et son hétérogénéité : parmi 200 institutions, une trentaine sont communément appelées « Grandes Écoles ». On met souvent l’accent sur ce label, délivré par la Conférence des Grandes Écoles et qui a permis d’accélérer le développement et le rayonnement des écoles, mais on tend à moins communiquer sur la question juridique. Il s’agit pourtant d’un élément primordial, une charpente qui permet de concevoir, cadrer et déployer les stratégies des écoles. Quel est donc le panorama juridique en vigueur dans les grandes écoles de commerce ?Comment a-t-il évolué et en réponse à quels enjeux ?
Une première distinction : la répartition tripartite des Grandes Écoles
Les Grandes Écoles de commerce peuvent se structurer selon trois logiques juridiques, qui correspondent à trois types de statut.
- Le statut public : les grandes écoles publiques sont très largement minoritaires. L’IMT-BS possède ce statut. C’est aussi le cas de l’EM Strasbourg qui est légèrement différente car rattachée comme unité de l’Université de Strasbourg.
- Le statut privé : Indépendantes de l’État aussi bien dans la gestion que dans le financement de leurs activités, les écoles peuvent choisir de se développer sous un statut privé. Il existe deux de figures.
- Les associations « loi 1901 » : Elles ne poursuivent pas de but lucratif et ne sont d’ailleurs pas censées dégager de bénéfice. Ainsi, l’ESSEC, l’IESEG ou encore Rennes School of Business ont choisi ce statut dès leur création. Il faut toutefois garder en tête que certaines grandes écoles pourtant sous statut associatif sont en fait des entités qui appartiennent à des groupes ayant une vision lucrative de l’enseignement supérieur (voir plus bas le panorama juridique des grandes écoles).
- Les sociétés : les formes les plus courantes sont la SA (Société Anonyme) et SAS (Société par Actions Simplifiée). On peut citer l’exemple de l’ESCE qui exerce sous ce statut depuis sa création, elle a un but lucratif.
- Les écoles consulaires : une part importante des Grandes Écoles sont en fait des établissements consulaires, directement dépendants d’une CCI (Chambre de Commerce et d’Industrie). Cette dernière contribue à l’activité des écoles, principalement à travers une dotation financière annuelle, mais aussi en fournissant un ensemble de services.
Les mutations juridiques : une évolution nécessaire pour une autonomie croissante
Depuis la constitution du réseau des ESC (Écoles Supérieures de Commerce) au début du vingtième siècle jusqu’à la récente création d’un statut consulaire hybride, les contours juridiques des écoles ont connu de nombreuses transformations.
Une domination historique du réseau des ESC jusqu’à la fin des années 1960
Le paysage des Grandes Ecoles françaises s’est historiquement construit autour du statut consulaire propre aux ESC. Elles ont constitué un réseau solide dès la première partie du vingtième siècle, renforcé par l’ancienneté de certaines écoles. La politique et la réglementation communes adoptées par les CCI à l’époque sont explicites : les établissements consulaires fonctionnent de manière complémentaire et offrent une formation supérieure de commerce homogène sur l’ensemble du territoire français. Ces établissements s’efforcent de remplir leur mission d’intérêt général.
En 1965, le réseau des ESC atteint son apogée, regroupant 17 écoles, avant de décliner dès le début des années 1970. Il sera totalement dissous en 1991.
Quitter le statut consulaire pour devenir un association : la réponse à un besoin croissant d’autonomie
Les départs des ESC Paris et ESC Lyon en 1969, suivies par l’ESC Lille sonnent la dislocation du réseau des ESC dès le début des années 70 et par-là même l’affaiblissement du modèle d’école consulaire. En effet, à l’heure où la concurrence dans l’enseignement supérieur est de plus en plus forte et devient internationale, les écoles revendiquent un besoin d’autonomie dans la gestion de leurs activités.
Cela est rendu possible dans un premier temps par la fin de la politique commune des CCI en 1980, chacune devenant désormais indépendante dans la gestion des établissements sous tutelle. Ces derniers cherchent à se spécialiser et à se différencier. L’international et la recherche sont notamment deux enjeux majeurs de l’époque sur lesquels il faut pouvoir se positionner.
Des écoles comme l’ESSEC, l’EDHEC ou l’IESEG, qui font déjà cavalier seul sous un statut privé depuis leur création, constituent de nouveaux modèles à suivre dans les années 90 et 2000. En effet, dans un second temps, un certain nombre d’écoles vont quitter le statut consulaire pour adopter un statut privé (celui de l’association loi 1901) qui permet de se libérer du joug de la CCI et d’être ainsi plus autonome.
C’est Audencia (ex ESC Nantes) qui ouvre le bal en 1990, suivie par l’EM Normandie en 2007, puis par Rouen BS en 2008, Reims Management School en 2011, Montpellier BS ou Kedge en 2013.
L’EESC : un statut hybride pour plus d’indépendance
Les écoles qui auraient fait le choix de rester des établissements consulaires peuvent désormais, si elles le souhaitent, évoluer vers un nouveau statut attractif : l’EESC (Établissement d’Enseignement Supérieur Consulaire).
Créé dans le cadre de la loi Mandon (2014), ce statut hybride se situe à mi-chemin entre l’ancien statut d’école consulaire et celui d’une société anonyme. En d’autres termes, il permet de se rapprocher du fonctionnement d’une entreprise grâce à l’entrée de capitaux extérieurs tout en préservant le caractère d’intérêt général de la mission. Il constitue une réponse à « l’effet ciseau » qui affecte la gouvernance des CCI ces dernières décennies.
D’un côté les CCI sont confrontées à des coupes budgétaires drastiques qui limitent sensiblement leur marge de manœuvre. Les budgets alloués aux CCI ont été plafonnés et les ressources allouées réduites de 700 millions d’euros d’ici 2022. Les CCI ne devraient plus recevoir qu’un budget minime ; la majeure partie de leur financement émanera d’activités autonomes, telles que les services proposés aux entreprises.
D’un autre côté, les écoles connaissent une très forte croissance de leur activité, nécessitant alors une augmentation de leurs ressources financières.
Dans les faits, la CCI reste l’actionnaire majoritaire mais l’école peut désormais s’ouvrir à d’autres actionnaires (dont les parts ne peuvent toutefois excéder 33%). L’école dispose désormais d’une structure financière bien définie et indépendante, augmentant ainsi ses possibilités d’endettement, ainsi qu’une flexibilité dans la gestion quotidienne de ses activités. L’école BSB, ayant adopté le statut EESC en 2016, constitue un exemple pertinent de cette ouverture facilitée du capital aux entreprises : des banques et industries régionales ont donné leur feu vert pour investir dans l’école dès mars 2018.
HEC et Grenoble EM (en 2016), Audencia et Toulouse BS (en 2017), puis l’ESCP et NEOMA (en 2018) se sont aussi laissé séduire par ce statut qui les rapproche des entreprises, aussi bien dans leur fonctionnement que par l’ouverture aux capitaux extérieurs.
Une question se pose néanmoins : à moyen et à long terme, ces écoles, qui sont plus enclines à développer leur valorisation intrinsèque, réussiront-elles à attirer des investisseurs d’envergure s’il n’existe pas de retour sur investissement sous forme de dividendes ?
La privatisation : un modèle unique pour le financement des écoles de commerce ?
La pérennité économique des écoles dépend de la capacité à financer leurs activités. Le passage au statut EESC ou le choix d’un statut privé constitue une première démarche vers plus d’autonomie financière, mais est-ce la seule voie envisageable ?
emlyon : le choix d’un business lucratif
L’emlyon a pris en 2018 une décision de grosse envergure : celle de devenir une société privée, à but lucratif. Adopter le statut et les modalités d’une SA (Société Anonyme) permet de bénéficier d’une indépendance totale vis-à-vis des structures publiques mais surtout de faire appel à des capitaux multiples et massifs, essentiels au développement de l’école. Le statut juridique devient un instrument au service de la réussite de l’école : cette dernière se donne les moyens de financer son développement ambitieux.
La reconversion d’emlyon met en lumière un ensemble d’enjeux que rencontrent les Grandes Ecoles. Elle est en effet en pleine reconstruction de son offre pédagogique et remet en cause le modèle classique des business schools. Former des managers, comptables, juristes ne fera plus sens dans quelques années. L’heure est à la recherche appliquée, à l’interdisciplinarité et aux soft skills permettant d’articuler équipes et savoirs multiples. emlyon ambitionne de devenir un vrai laboratoire social et s’entoure dès à présent d’acteurs prêts à investir dans ses projets (et à obtenir un retour sur investissement !).
Elle entend aussi amplifier son rayonnement à l’étranger et se positionner dans la compétition internationale en ouvrant d’autres campus et en attirant les meilleurs étudiants et chercheurs du monde.
Les effets escomptés d’une privatisation générale : hausse des frais et baisse du niveau académique ?
Privatiser un service public comme l’éducation ne peut se faire sans poser la question des conséquences sur l’accès des citoyens à ce service.
Les frais de scolarité restent la marge de manœuvre principale à court terme des Grandes Ecoles de commerce françaises : 66% des ressources de ces établissements proviennent directement des frais de scolarité (dont 8% issus des programmes de formation continue), selon un rapport de la Cour des Comptes de 2013. Depuis, ce chiffre a progressé dans la mesure où de nombreuses écoles recevaient encore de fortes subventions de la part des Chambres de commerce.
L’augmentation de 73% des frais de scolarité sur la dernière décennie laisse présager un prolongement généralisé de cette hausse. En effet, chaque école déterminera à moyen terme son positionnement et ajustera son prix selon ce critère.
Nos écoles se défendent très bien sur la scène internationale : les prix peuvent poursuivre leurs hausses en accord avec l’excellence des écoles, d’autant plus que la marge de progression est forte avant d’arriver aux niveaux des prix pratiqués outre-Manche et outre-Atlantique. Cela accentuerait l’effet « barrière à l’entrée » pour un certain nombre d’étudiants et annulerait alors les bénéfices des efforts d’ouverture sociale des écoles depuis une quinzaine d’années.
Et quand bien même elles prétendent lutter contre ce phénomène à travers le développement de politiques sociales ambitieuses, celle-ci échoue à tenir les promesses annoncées. On peut noter que HEC Paris, qui avait pourtant affirmé augmenter le montant des bourses allouées aux étudiants du Programme Grande Ecole par la voix de son Dean Peter Todd en 2016, a fortement réduit ses aides financières. Si un étudiant boursier échelon 3 entrant en 2015 s’acquittait (hors année de césure) de 4800€ pour l’ensemble de sa scolarité, la facture s’élève à 27 375€ pour un étudiant entrant en 2019…
Le danger repose aussi sur le niveau académique des écoles. Si ces dernières ne comptent plus que sur des investisseurs privés en attente d’un retour sur investissement alors que se passera-t-il si la recherche ou d’autres activités sont jugées comme n’étant pas suffisamment rentables ?
Quid des autres business schools du gratin mondial ?
La très grande majorité des business schools à l’étranger sont des universités. Publiques ou privées, elles restent guidées par la volonté de servir l’intérêt général. Prenons trois exemples.
L’université commerciale Bocconi (à Milan) a choisi de constituer d’amples promotions d’élèves afin d’assurer une masse critique de revenus grâce aux frais de scolarité de plus de 13 000 étudiants. Ils représentent les trois quarts de son chiffre d’affaires. Elle a tout de même mis en place un programme de levée de fonds (avec un objectif de 120 millions d’euros de dons récoltés entre 2016 et 2022) auquel participent de grosses entreprises italiennes en contrepartie d’une visibilité et d’un siège dans des commissions stratégiques internes.
La London School of Economics est une université publique, elle a un modèle relativement similaire à celui de la Bocconi puisqu’elle puise ses ressources principalement dans les frais de scolarité. Elle réalise aussi des bénéfices grâce aux logements qu’elle propose aux étudiants, un modèle également en vigueur dans quelques écoles françaises disposant de leurs campus.
Harvard Business School se distingue fortement du modèle européen. Privée, elle s’inscrit dans le modèle universitaire américain. Ses sources de financement sont multiples et équilibrés. Les frais de scolarité constituent une source de revenus à la hauteur des gains liés à la recherche. De même, les dons privés sont très importants : ils correspondent aux traditions philanthropiques nord-américaines.
Que retenir de ce bref aperçu ? Il peut être judicieux pour les grandes écoles françaises d’adopter un modèle plus équilibré en termes de ressources pour éviter les dangers d’un financement « tout privé » et dépasser les limites d’un financement public désormais aux abonnés absents. Développer le mécénat (de particuliers et d’entreprises), augmenter les effectifs grâce aux formations en ligne et aux formations continues, investir dans la recherche (rentable pour l’EDHEC, qui tire 20 millions d’euros par an de ses recherches en finance) sont autant de pistes dont il faut accentuer l’exploitation.
Le modèle juridique adapté à ces enjeux est encore certainement à modéliser !